Le fédéralisme et nous

Publié le 31 août 2020
par Jean-Marie Woehrling

La question du « fédéralisme » et de sa compatibilité avec les institutions françaises est fréquemment évoquée dans la discussion publique tant au sujet de l’organisation territoriale de la France que de la construction européenne. Le débat tirerait profit de quelques clarifications.

Mieux vaut d’ailleurs parler d’organisation fédérale que de fédéralisme, pour éviter de donner l’impression de traiter d’une idéologie, et afin de comparer cette organisation à l’organisation centralisée plutôt qu’au « centralisme ».

On voudrait ici expliquer en quoi consiste l’organisation fédérale, puis montrer qu’elle ne nous est pas si étrangère que nous le croyons. Comme M. Jourdain pour la prose, nous pratiquons des éléments de l’organisation fédérale sans le savoir.

Qu’est-ce que l’organisation fédérale ?

L’organisation fédérale peut se définir de plusieurs manières. On peut distinguer, d’une part, un objectif ou une dynamique globale, d’autre part, des institutions ou des instruments de mise en œuvre et enfin un mode d’organisation de la vie politique.

Les objectifs


L’objectif de l’organisation fédérale est de réaliser l’unité dans la diversité – (cette formule a d’ailleurs été reprise comme devise de l’Union européenne) – alors que l’organisation centralisée cherche à assurer l’unité par l’uniformité. Unité et diversité ont donc, dans l’organisation fédérale non seulement une égale importance, mais sont aussi perçues comme complémentaires et non comme antagoniques : on s’unit ensemble, notamment au plan européen, pour préserver la diversité des composantes nationales. Inversement, la diversité des composantes est source de force et de richesse pour l’entité commune. L’organisation fédérale est fondée sur la conviction de la complémentarité entre l’unité et la différence tandis que l’organisation centrale est basée sur la méfiance à l’égard de la différence et cherche à la réduire de peur qu’elle n’altère l’unité. L’Etat central se considère comme la seule garantie de l’égalité et voit dans les instances locales un risque permanent de reconstitution de « nouvelles féodalités ».

Les instruments

Au plan des institutions, l’organisation fédérale peut s’exprimer dans différents domaines sans qu’il soit nécessaire qu’elle se réalise complètement dans chacun d’entre eux. Ainsi, il peut exister un « fédéralisme administratif » (si les instances locales disposent d’un appareil administratif autonome par rapport à l’appareil central), un « fédéralisme législatif » (si les instances locales détiennent un pouvoir normatif, législatif ou réglementaire, propre), un « fédéralisme financier », (si elles ont des ressources indépendantes), un « fédéralisme judiciaire », etc… Il peut exister une organisation fédérale sans que tous ces instruments soient mis en œuvre. Contrairement à ce que l’on pense fréquemment, l’organisation fédérale n’est pas caractérisée de manière privilégiée par le transfert d’un pouvoir législatif à des institutions fédérées, régionales ou locales. On peut avoir une organisation fédérale équilibrée avec un pouvoir législatif faible mais un pouvoir financier fort pour les instances fédérées. Chez nos voisins allemands, c’est le « fédéralisme administratif » qui est le plus important : le pouvoir administratif appartient essentiellement aux Länder ; leurs compétences législatives sont par contre assez limitées ; quant au pouvoir financier des Länder, il est consistant mais limité par de puissants effets de redistribution entre Länder riches et pauvres.

L’organisation centralisée ne laisse guère de place à un transfert du pouvoir normatif ou judiciaire à un niveau local. Mais elle peut intégrer la délégation de pouvoirs administratifs ou financiers à des instances locales. La principale différence, s’agissant de ces aspects, avec le système fédéral, tient au fait que l’étendue de cette délégation est décidée et reste contrôlée par le niveau central qui peut donc assez facilement reconcentrer le pouvoir ou les moyens délégués au plan local, alors que dans le système fédéral, les compétences et ressources des instances fédérées sont garanties par la Constitution et ne sont donc pas laissées à l’appréciation du pouvoir central.

La vie politique

Tous ces aspects – administratifs, législatifs, financiers – ne sont que des modalités d’exercice d’une influence politique. A cet égard, le niveau fédéral et le niveau fédéré sont reconnus l’un comme l’autre comme des niveaux d’expression politique, pleinement responsables et également déterminant du point de vue démocratique. Par contre, pour l’organisation centralisée, seul l’Etat est l’expression légitime du peuple, les niveaux inférieurs n’ayant qu’un caractère administratif et non représentatif. La vie publique locale y a donc une portée secondaire alors que, dans l’organisation fédérale, le dialogue entre deux niveaux également légitimes au plan politique constitue la principale richesse de ce système. Les mêmes observations valent pour le niveau supra étatique auquel l’organisation centralisée ne peut reconnaître une véritable légitimité démocratique alors que pour l’organisation fédérale, c’est un « étage » de plus auquel la même légitimité politique peut être reconnue.

L’organisation fédérale nous est-elle étrangère ?

Les caractéristiques que l’on vient de décrire sont réalisées dans d’authentiques structures fédérales. Mais elles sont déjà présentes, dans une certaine mesure, dans des contextes où le concept de fédération reste discuté, à savoir la France et l’Europe.

La France

Est-il exact que la France est intrinsèquement réfractaire à l’organisation fédérale ? On peut en douter. La France est en effet un pays autant marqué par la fierté de sa diversité (la France aux 300 fromages !) que par son souci d’unité. Si l’égalitarisme y est prononcé, la volonté de marquer son identité l’est aussi. Les français veulent être unis et non uniformes. Le principe « unité dans la diversité » s’adapte en fait fort bien à la situation française.

Longtemps sous tutelle, les collectivités territoriales (communes, départements, régions) sont dotées aujourd’hui d’une autonomie – notamment administrative et financière – remarquable, qui a rendu caduque la position traditionnelle selon laquelle, elles ne seraient que de simples rouages administratifs. En particulier, les grandes villes et les régions sont investies d’un véritable rôle politique. L’existence de  » réels pouvoirs territoriaux » est admise d’ores et déjà par le plus grand nombre. Ces pouvoirs ne sont encore que très faiblement reconnus et protégés par la constitution de 1958 mais celle-ci consacre la « libre administration » des collectivités locales et en impose le respect même au législateur.

Certes, le pouvoir normatif (en l’occurrence le pouvoir réglementaire) reconnu aux collectivités locales reste faible mais ce ne serait pas une grande innovation si davantage de lois se bornaient à fixer des cadres généraux qui pourraient être complétés aux plans local ou régional comme c’est déjà le cas avec les documents d’urbanisme. Au demeurant, un quasi pouvoir législatif a déjà été conféré à des territoires d’outre-mer. Enfin, l’idée d’uniformité législative ou réglementaire, a été abandonnée dans de nombreux cas, dont celui de l’Alsace-Moselle, pour permettre une meilleure adaptation des lois aux situations particulières.

Ainsi, sans le savoir, la France connaît déjà certaines caractéristiques de l’organisation fédérale et se trouve mentalement très proche de ressorts qui relèvent de cette organisation. Un renforcement de ces traits ne serait donc pas la révolution que l’on prétend si souvent mais seulement la poursuite d’une évolution largement entamée ainsi que la réactualisation de traditions anciennes de pluralisme territorial masquées un temps par des visées centralisatrices. Notre plus grand politologue, Tocqueville admirait déjà l’organisation fédérale.

L’Europe

Au plan de l’intégration européenne aussi, l’organisation fédérale ne constitue pas davantage une hypothèse lointaine et théorique. En ce qui concerne les rapports entre droits nationaux et droit communautaire, nous sommes déjà dans un système de type fédéral. Certes, de nombreux secteurs ne sont pas « communautarisés » (c’est-à-dire soumis à des mécanismes de type fédéral) mais relèvent de « l’intergouvernemental » (c’est-à-dire de négociations de caractère international entre Etats « souverains »). Les savantes discussions de philosophie politique sur une alternative entre fédéralisme et sauvegarde des « Etats-nations » apparaissent largement vaines au niveau des praticiens : chaque fois que l’on veut résoudre au plan européen un problème difficile (immigration, vache folle, criminalité internationale, etc.) les procédés intergouvernementaux (traités internationaux) s’avèrent inefficaces et il faut recourir à des procédés de type communautaires c’est-à-dire fédéraux (compétences attribuées à un organe commun). La vraie difficulté tient non pas dans l’acceptation d’une organisation fédérale, puisque nous y sommes déjà, mais dans le fait que nous n’y sommes pas complètement et que font défaut des mécanismes d’équilibre et de rétrocession de compétences vers le bas, (au niveau des Etats ou des régions), conformément à l’idée de subsidiarité.

Ainsi donc, que ce soit au regard des institutions françaises ou des institutions communautaires, l’organisation fédérale n’est pas une chimère idéologique incompatible avec nos intérêts et nos traditions politiques. C’est déjà une réalité que nous vivons de façon plus ou moins consciente. En fait, au plan national, comme au plan européen, nous sommes confrontés au même ressort : la complexité des problèmes incite durant leur phase aiguë à les tirer vers le haut pour les résoudre au mieux à un niveau central mais une bonne gestion invite à les redéléguer vers le bas pour les aspects quotidiens. Mieux que l’organisation centralisée (même avec son correctif de la décentralisation), l’organisation fédérale est apte, bien que ce double mouvement ascendant et descendant soit toujours difficile à mettre en oeuvre pour assurer à la fois intégration dans un cadre commun, et affirmation de la spécificité de chaque composante. Cette dialectique entre centre et périphérie, solidarité et autonomie, identité et différence, suppose une dynamique dont nous avons de plus en plus besoin et que l’organisation fédérale est mieux apte à mettre en œuvre que l’organisation centralisée.

L’Alsace

L’idée fédérale correspond, depuis le Reichsland, à une tradition historique en Alsace. Pour les Alsaciens de 1914, une mise en œuvre complète du fédéralisme correspondait à leur attente. Cette perspective étant inenvisageable dans la France de 1918, de même d’ailleurs que la simple évolution de la France vers une organisation régionale, l’idée d’autonomisme a été reprise, elle aussi issue de la tradition politique du Reichsland. L’autonomie, dans ce nouveau contexte, c’est en quelque sorte « le fédéralisme dans un seul pays (régional) » : un statut particulier pour l’Alsace et la Moselle à défaut d’une évolution institutionnelle de toute la France. L’autonomisme alsacien-mosellan, c’est l’application d’un régime particulier dans les domaines linguistique, cultuel, social, municipal, etc. Ce régime particulier s’exprime dans les « lois locales ». Reste la question : qui adopte et modifie ces lois locales. Si c’est le pouvoir central, on reste dans le système actuel du droit local alsacien-mosellan ; si c’est une autorité normative locale, on est dans le fédéralisme. On voit donc qu’une forme d’organisation fédérale est la seule solution pour donner un avenir au droit local et pour donner une assise solide à une vraie régionalisation pour l’Alsace avec ou sans la Moselle.

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