« Anciens » alsaciens et « nouveaux » alsaciens

Publié le 31 août 2020
par Jean-Marie Woehrling

Comment les “anciens Alsaciens” (ou Alsaciens d’origine) et “nouveaux Alsaciens” (ou Alsaciens d’immigration) perçoivent-ils les caractères essentiels de cette région Veulent-ils en porter ensemble une vision commune pour demain ?

Ces questions ont été discutées dans le cadre de deux ateliers organisés conjointement par le centre culturel alsacien et le conseil des résidents étrangers de Strasbourg à l’occasion du festival Strasbourg-Méditerranée en décembre 2013.

De tout temps, l’Alsace a été une terre d’immigration et de rencontre des cultures.  Dans quelle mesure peut-on lui appliquer le concept de métissage pour la décrire comme point de convergence et de partage ? Comment permettre aux nouveaux Alsaciens de s’approprier les éléments essentiels de la personnalité de notre région ? Comment transmettre les éléments essentiels de la culture de notre région ?

 Le texte ci-après ne constitue pas un simple compte-rendu de cette rencontre, mais comporte aussi une série d’observations et de réflexions à partir desquelles la suite de ce travail pourrait être définie.

I. Partir des expériences bilingues

La présentation d’un tableau  historique des langues d’Alsace est l’occasion pour les participants originaires d’Alsace d’évoquer les interdits ayant frappé la langue régionale. Ce poids des frustrations pesant sur la population autochtone est une information utile pour les nouveaux arrivants, mais elle ne doit pas, comme cela a été quelquefois le cas, faire obstacle à l’expression par ces derniers de leur propres vécus linguistiques, leurs propres difficultés et attentes.

Les jeunes femmes turques se sont montrées plus à l’aise que les Alsaciens d’origine sur leur vécu linguistique qui se déclinait bien au-delà d’un bilinguisme. Par exemple : le français, le turc, l’allemand, l’anglais et l’arabe sont d’un voisinage quasi naturel. Elles s’efforcent de transmettre la langue turque à leurs enfants, certains étant présents pour en témoigner en regrettant le manque de relais à l’extérieur de la famille.
 
Mais elles ont aussi mentionné le poids de l’éducation nationale faisant pression sur les familles immigrées, comme elle l’a fait plus tôt dans l’histoire sur les familles alsaciennes, pour qu’elles abandonnent la langue familiale au profit de la langue française afin de faciliter la scolarisation des enfants. Le système éducatif monolingue  français considère la connaissance et la pratique par les enfants d’une autre langue comme un handicap à éliminer et non comme une richesse sur laquelle on peut construire efficacement une bonne connaissance du français et un accès au bilinguisme.

Le témoignage d’un Africain du Gabon nous décrit d’emblée la réalité d’un plurilinguisme du quotidien. Ce participant a par ailleurs « reproché » aux Alsaciens la perte de leur dialecte (« si je veux de l’allemand je le trouve en Allemagne, ici je m’attendais à trouver le dialecte alsacien»).  Cette intervention nous replonge dans la discussion opposant l’alsacien à l’allemand. Cet Africain a-t-il peut être intégré la vision « française », disposée à accepter l’alsacien, forme pittoresque et folklorique, mais pas l’allemand perçu comme une langue étrangère potentiellement  menaçante ? Nous ne parlons pas alsacien ou allemand ou une langue de l’immigration pour faire plaisir aux autres, mais en fonction de nos besoins culturels propres.

Du côté des Turcs, l’intérêt se situe clairement plutôt du côté de l’allemand, d’autant qu’un certain nombre de familles turques sont implantées de part et d’autre de la frontière. Ne peut-on pas considérer que dans le Rhin supérieur, le groupe humain qui est le plus transfrontalier, ce ne sont plus les autochtones mais les Turcs ?

Il est remarqué par une jeune femme turque que les conditions de vie actuelles qui sortent les femmes du foyer ont des conséquences négatives sur la transmission de la langue maternelle et pense que cela mérite réflexion. Concernant la langue régionale alsacienne, elle trouve désolant qu’une langue pourtant aimée n’ait pas été préservée au sein de la famille malgré les interdictions à l’extérieur. Se trouve ainsi évoquée les capacités variables à la « résistance » des différents groupes culturels. Les Alsaciens, du fait des nombreux changements de cadre national et d’un tempérament traditionnel favorable au compromis, ont montré peu de capacités de résistances aux modèles linguistiques et culturels qui leur ont été imposés par un pouvoir politique extérieur. Aujourd’hui, profitant d’un climat général plus tolérant à l’égard de la diversité, d’autres groupes culturels font preuve de stratégies de résistance culturelle plus efficaces. Les « immigrés » se défendront-ils mieux que les Alsaciens dans la durée contre la pression de se rallier, y compris dans la famille, à l’usage exclusif de la langue « nationale » ? Pour le moment ils résistent bien, mais les Alsaciens ont aussi cru bien résister pendant quelques décennies. Encore à l’époque de Frédéric Hoffet, on croyait le dialecte invulnérable et l’effondrement est venu d’un bloc.

Des questions d’ordre plus politique ont été posées sur la Charte des langues régionales et minoritaires en Turquie et la coexistence de la langue turque avec la langue kurde. A quoi il a été répondu que des médias se plaisent à donner plus d’ampleur au problème qu’il n’en a et que biens d’autres langues existent en Turquie.

Bien d’autres aspects, prévus au programme, n’ont pas pu être traités faute de temps. En conclusion, certains participants ont évoqué la nécessité de se battre ensemble pour l’obtention d’un enseignement des cultures et des différentes langues en Alsace sans que cela ait pu faire l’objet d’une discussion. « Se battre ensemble » est une perspective encourageante mais peut comporter quelques ambiguïtés : certes, les Alsaciens d’origine peuvent se  sentir solidaires avec les Alsaciens issus de l’immigration,  qui se trouvent aujourd’hui, comme cela a été le cas dans le passé, soumis à l’injonction d’abandonner leur langue dans la famille afin que les enfants apprennent mieux et plus vite le français. Nous avons les uns et les autres des difficultés de défendre le bilinguisme et l’appartenance à deux cultures.

Mais nous devons souligner que la langue régionale et les langues de l’immigration, si elles méritent un égal respect, ne peuvent avoir le même statut, tel que le voudraient les tenants d’un égalitarisme absolu des langues, égalitarisme dont cependant est exempte la langue française. La langue régionale est « la langue de la région », de son histoire et de sa géographie,  les langues de l’immigration sont des langues de communautés particulières. La langue régionale doit constituer un élément de la politique de développement régional. Elle doit être accessible à tous les habitants de la région, même si cela reste une affaire de libre choix. Elle doit donc bénéficier d’un statut public à l’instar de la langue nationale (co-officialité : deux langues bénéficiant d’un statut public, même si chacun de ces statuts est distinct). Pour les communautés issues de l’immigration,  l’objectif est de les aider à conserver leurs langues particulières tout en maîtrisant le français et tout en ayant la possibilité d’accéder à la langue régionale. Les réactions hostiles à un rapport récemment rendu public sur le site Internet du premier ministre préconisant « la reconnaissance de la place essentielle de l’apprentissage et de la valeur de la langue parlée en famille comme support à l’apprentissage de la langue française et comme un atout de développement du multilinguisme chez tous les élèves » ainsi que la meilleure prise en compte de l’enseignement de la langue arabe,  montrent que ce sujet est aussi mal accueilli que celui des langues régionales. Se battre ensemble, ce serait bien ! Mais il s’agit de se battre ensemble pour deux projets distincts : faire reconnaître la langue régionale et affirmer la légitimité des langues de l’immigration.

L’expérience des personnes issues de l’immigration permet aussi aux Alsaciens d’origine de mieux comprendre et de mieux relativiser leur propre situation linguistique. Les premiers  vivent souvent un dilemme commun à celui des Alsaciens : l’opposition entre dialecte et standard : la langue usuelle est un dialecte ; mais dans le nouveau contexte de vie, la transmission du standard n’est elle pas davantage adaptée ?

En conclusion, les participants issus de l’immigration ont dans l’ensemble manifesté un véritable intérêt pour la langue et la culture alsacienne. Ils voudraient mieux comprendre comment « fonctionnent » les Alsaciens. Plus ou moins consciemment, ils comprennent que leur bonne insertion dans la société régionale sera favorisée par une capacité de « connivence » avec les autochtones dans les domaines de leur langue, de leur culture et de leur histoire.

Inversement les Alsaciens d’origine doivent se sentir plus solidaires avec les nouveaux arrivants pour que ceux-ci puissent préserver leur identité : ils ont souffert de la perte de leur identité, du déni de leur particularisme ; ils peuvent comprendre les difficultés des « nouveaux Alsaciens ». Au lieu de réagir comme la moyenne des médias de manière choquée sur des rapports qui préconisent de donner plus de place aux langues de l’immigration à l’école, ils devraient au contraire témoigner de ce que dans l’apprentissage, les langues et  les cultures ne sont pas adverses mais complémentaires.

II. Regards croisés sur la question de l’identité culturelle

La discussion a débuté par la question posée aux participants issus de l’immigration sur la manière dont ils percevaient les „Alsaciens d’origine“. On a évoqué des idées présentant les Alsaciens comme « obsédés de propreté » « travailleurs », « distants ».  La question de l’hospitalité a été beaucoup discutée à partir du cliché : les Alsaciens sont a priori peu accueillants mais une fois que des liens sont tissés, ces relations sont fortes et plus fidèles.

On a ainsi pu constater que la pratique des clichés, voire des préjugés n’était pas réservée aux autochtones à l’égard des nouveaux arrivants, mais que l’inverse, c’est-à-dire les clichés des nouveaux arrivants à l’égard des autochtones étaient également pesants.

Les « arrivants » d’origine étrangère qui ont transité par une autre région française empruntent d’ailleurs en grande partie leur clichés sur les « Alsaciens d’origine » aux « Français de l’intérieur » et intègrent une part de l’anti germanisme encore vivace chez beaucoup de Français : les Alsaciens sont des Allemands donc des gens qui ont des sympathies nazies.

Les Turcs, qui viennent souvent d’Allemagne, voient les Alsaciens de manière plutôt positive et apprécient leurs caractères « germaniques ».

Diverses observations ont permis de relever que finalement « Immigrants » et « Alsaciens » ont pareillement besoin de «  reconnaissance ». Les Alsaciens ont souvent vécu des expériences de dévalorisation de leur culture et de leurs particularités (accent, traditions germaniques). Au fond, comme les « immigrés », ils aimeraient être accueillis et compris. Mais cette concurrence en demande de reconnaissance peut se traduire en conflit : les uns se sentent discriminés et les autres méprisés. C’est pourquoi l’attention à la culture régionale est pour les personnes issues de l’immigration un moyen très précieux pour s’intégrer. Inversement, les « Alsaciens d’origine » peuvent tirer de leur expérience culturelle des ressources pour mieux comprendre les frustrations de l’immigration: les uns comme les autres ont en quelque sorte perdu leur pays d’origine et voient leur langue et leur culture traditionnelle menacées ; ils doivent comprendre qu’il ne faut pas s’en accuser réciproquement mais se montrer solidaires pour construire l’avenir à partir de cette situation.

 Les participants ont aussi évoqué le musée alsacien et, sur la base d’un échantillon d’objets, ont essayé de répondre à la question : quels sont ceux qui sont spécifiquement alsaciens. L’exercice a montré que nombre d’objets considérés comme typiquement alsaciens relevaient d’une autre tradition culturelle et qu’en réalité ils étaient moins typiques de l’Alsace que typiques d’une société rurale traditionnelle. Ainsi, ce qui, dans une vision locale apparaît comme typique de la région se révèle dans une approche pluriculturelle appartenir à l’universel de la tradition. Le musée alsacien fait partie des démarches ethnographiques  qui en voulant sauvegarder les objets d’une société rurale en train de disparaître ont contribué à la fabrication d’un modèle mythique. Il est révélateur de l’invention d’une identité alsacienne rurale stéréotypée, à laquelle peut être opposée une Alsace urbaine biculturelle  mobile et innovante. C’est l’Alsace de Hansi contre celle de Schickele. Que peut signifier dans ces conditions le musée alsacien pour les nouveaux arrivants ? Faudrait-il y introduire des objets issus de cultures  des nouveaux arrivants ? Ce serait une erreur car cela pourrait symboliquement donner à penser que l’harmonie de l’Alsace traditionnelle est rompue par l’immigration. Le musée alsacien est un bel objet mythique qui relève de l’histoire du 19e siècle. Quant aux cultures d’origine, il ne s’agit pas de les muséifier mais de leur trouver une place appropriée dans l’Alsace d’aujourd’hui.  Il faudrait plutôt chercher à collecter des formes réussies de dialogue des cultures, montrant des voies possibles de cohabitation dans un respect réciproque.

Finalement il a été demandé aux participants de répondre à la question : quel serait l’objet qu’il voudrait emporter avec soi s’ils devaient partir dans un autre pays. Les réponses ont montré que ce qui importe, ce ne sont pas les objets, mais les valeurs que ceux-ci incarnent et ces valeurs sont largement les mêmes d’une culture à l’autre, même si leurs expressions ne sont pas aisément substituables les unes par les autres : traditions familiales et gastronomiques, vêtements, modes de vie, etc.

Ces différences de modes de vie peuvent être source d’enrichissement réciproque. Cela suppose que chacun soit à l’aise dans sa propre identité pour bien accepter celle de l’autre.

Les « Alsaciens traditionnels » ne sont souvent pas à l’aise avec leur propre identité et réagissent de ce fait de manière parfois inappropriée aux identités différentes. D’avance ils ont peur d’un rejet et d’un refus de reconnaissance, dont ils ont d’ailleurs eu l’expérience dans leur histoire, et réagissent de manière inquiète par rapport aux cultures de l’immigration. Les personnes issues de l’immigration sont bien inspirées si elles cherchent à comprendre cette situation et à montrer qu’elles respectent la culture d‘ici.

III. Eléments de conclusion

Entre la « minorité » historique, qui a migré d’une culture à l’autre sans changer de territoire,  et les nouvelles minorités, issues de la migration géographique,   il existe à la fois une communauté d’expérience de rupture culturelle et une concurrence symbolique dans la revendication d’une reconnaissance. Cette concurrence est restée largement tacite bien que divers courants aient essayé de l’instrumentaliser : le courant jacobin a utilisé le fait migratoire pour définitivement marginaliser la culture historique de la région ; l’extrême droite a essayé de  susciter l’hostilité de la population d’origine contre les nouveaux arrivants.

Enfin se pose en Alsace comme ailleurs la question des effets de la globalisation et de l’uniformisation culturelle provoquée par une communication généralisée au plan mondial, laquelle est une source supplémentaire d’« incertitude culturelle ».

Pour surmonter un risque de conflit, un cadre donnant sa place légitime à la culture nationale, à la culture régionale et aux cultures de l’immigration (voire aussi à la culture internationale qu’une capitale européenne doit également prendre en considération) serait nécessaire. Ces différentes composantes, si elles portent toute la question des relations entre cultures, ne sont pas identiques et ne doivent pas être naïvement mélangées. Une mise sur un même plan serait la meilleure façon d’aiguillonner les incompréhensions. Par contre, la reconnaissance des différences dans une égalité de respect est de nature à créer de véritables convergences.

L’association Culture et bilinguisme recherche à la fois une prise en compte de la spécificité régionale et une convergence entre culture historique et cultures des communautés plus récentes. Elle considère que toutes sont concernées par un projet d’identité régionale qui reste à construire. Pour elle, la « culture » régionale », c’est ce projet de transmission et d’invention. La culture, ce n’est qu’accessoirement des «spectacles culturels», mais avant tout un travail sur les valeurs communes.

Aussi met-elle l’accent, non sur les divertissements présentés comme des actions culturelles, mais sur l’apprentissage (notamment des langues, vecteurs de mémoire et de sens), la réappropriation de l’histoire, le débat et l’analyse, le travail de transmission, la prise en compte des réalités socio-économiques de notre région frontalière

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